ROMAN – Dès 10 ans **
de RAFIK SCHAMI
traduit de l’allemand par Irène FRANCHET
illustré par Grégory ELBAZ
Éditions L’école des loisirs – 15,80€
Cet excellent livre se présente comme la somme des expériences d’une fillette d’environ 8 ans vivant en Allemagne à notre époque.
Les questions qu’elle se pose reflètent donc les soucis de tout enfant ; les réponses trouvées peuvent être humoristiques, pleines de tact ou carrément provocatrices mais toujours sensées et d’une grande finesse psychologique… grâce à l’auteur.
Celui-ci nous invite pendant presque deux ans à écouter le dialogue secret de Nina et Widu (petitoi en français) la poupée magique ; mais pour comprendre leurs échanges il faut avoir gardé une parcelle d’enfance et admettre que l’imagination peut tout. (Pour un adulte il est évident que les pouvoirs de la poupée s’expliquent par des coïncidences ou l’intervention discrète des parents).
Deux univers sont en effet juxtaposés pour l’enfant.
Dans le premier, notre vie moderne et ses difficultés, des faits concrets, des problèmes à résoudre, des personnes comme nous en connaissons tous, des émotions classiques. Nina est bien élevée, ce qui est contraignant ; elle n’aime pas la gym, a peur du noir ; son institutrice est trop sévère, ses parents sont souvent absents. Depuis son déménagement les amis ont disparu, hélas. Qu’y faire ? C’est à tout cela que « petitoi » va remédier.
Le second est imaginaire ; Nina l’a créé pour s’exprimer librement par le truchement de sa poupée. Celle-ci formule sans retenue les pensées interdites ou moqueuses, cautionne les transgressions, nourrit par son expérience supposée la réflexion critique, permet la distanciation, lève le voile de l’inconscient exprimé dans les rêves. En tant que défouloir elle peut être mal élevée mais elle rassure constamment, même en expliquant la mort.
Comme le fait d’être adulte rend ces propos inaudibles, les différentes « réalités » se télescopent parfois avec drôlerie car les parents ignorent que la poupée « parle ». Ils se réjouissent innocemment, croyant que leur fille leur répond et raisonne de mieux en mieux alors qu’en réalité elle laisse échapper une répartie destinée à la poupée. Ils ont oublié la planète des enfants.
Le texte est constitué de 39 courts moments de la vie de Nina ; leur titre en précise la teneur comme dans un guide pratique. Le commentaire fait par la poupée-conscience à chaque événement (joie, chagrin, parents, maladie…) guide la réflexion enfantine. C’est le dialogue qui importe. Même Balbuzie a besoin de retrouver la parole libératrice ! En miroir, la vie intime chaleureuse de l’enfant amène le jouet non émotif à s’interroger sur sa différence jusqu’à vouloir posséder un cœur aussi.
La poupée qui réfléchit, envie Nina au point de souhaiter devenir humaine, est un biais magique choisi par l’auteur pour que le jeune lecteur comprenne la question essentielle : quelle est notre essence même, notre spécificité d’être humain ? Comment vivre et pourquoi mourir ? Pour connaître l’amitié, l’empathie, partager joies et chagrins répond la poupée en choisissant de devenir mortelle quand Nina frôle la mort. Son rôle de substitut des amis perdus (cheveux de Louisa, yeux de Julian), ou de consolatrice (se charger des sentiments négatifs) est transcendé par cette décision.
Ce livre est conçu pour aborder la variété des craintes liées à des situations contemporaines. Les textes courts permettent de se centrer sur un seul thème tout en épousant les méandres de la pensée. Ils gagnent donc à être lus à petites doses pour permettre la réflexion après chaque épisode. Il ne faut pas croire cependant qu’il s’agit d’un indigeste ouvrage de philosophie ! On rit souvent !
Riche de sa double culture, Suheil Fadel – qui écrit sous le pseudonyme de Rafik Schami, c’est-à-dire « celui qui vient de Damas » – indique dans une conférence de presse qu’il s’adresse aux enfants de 8 ans.
Germanophone et scientifique de haut niveau, réfugié depuis longtemps en Allemagne, il joue avec « wi(e) du » littéralement « comme toi » c’est-à-dire « un autre toi-même » traduit peti(t) toi. Ceci clarifie le rôle de la poupée (parfois suggérée « marionnette » peut-être en référence à la forme archaïque signifiant « bois » comme wood).
D’origine syrienne, il adapte le style narratif oriental didactique en juxtaposant dans un même livre plusieurs modes d’écriture inspirés par la virtuosité des anciens conteurs arabes tenant en haleine un public friand de féerie et de magie. On trouve donc successivement des contes insérés dans l’histoire en cours (mise en abîme comme dans les mille et une nuits), des jeux de rôle (si on était…) une récréation purement orale via des vire-langues, deux chansons et ici ou là ce qui pourrait être une fable. La permanence des dialogues restitue, comme la variété des tons, le côté oral voire la théâtralisation des contes d’autrefois. Leur finalité pédagogique avait conduit leurs auteurs anonymes à en varier les présentations. On les retrouve ici, du merveilleux à la réalité sociale, du comique au spirituel en passant par les animaux réels ou allégoriques qui expliquent le monde.
De ce point de vue l’ouvrage a une valeur littéraire qu’apprécieront ceux (sortis de l’enfance) que des études plus spécialisées intéressent…
Notons enfin que le choix esthétique des illustrations de l’édition française est très différent de celui fait pour la version allemande. Dans celle-ci la couverture colorée montre la fillette, poupée dans les bras, au seuil d’une nuit éclairée par la lune. Les dessins au trait fin de l’illustratrice parsèment le texte et l’aèrent. Souhaitons que l’austérité d’un médaillon sur fond sombre et des encarts pleine page au crayon gras d’un visage fermé ne rebute pas un jeune public habitué à plus de couleur.
L’écrivain a célébré une amitié source de joie qui irradie le texte ; il a aussi rappelé indirectement que tout récit est une arme de survie.
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