Bande dessinée – dès 15 ans
Scénario de Gani JAKUPI
Dessin de Jorge GONZALEZ
Editions Dupuis – Collection (Aire Libre) – 30€
Gonzalez fait son deuil des crimes de la dictature argentine. Son art est celui du graphisme et de la couleur. Jakupi le kosovar fait le sien d’une Yougoslavie qui agonise. Son métier est le journalisme d’investigation. Ils vivent leur exil à Barcelone quand éclatent les événements du Kosovo. Ensemble, ils vont conjuguer leurs talents pour nous livrer une fresque grandiose et pathétique qui veut témoigner des ressorts les plus obscurs de cette tragédie sur la terre d’Europe.
Cette fresque est d’abord artistique. Le recours systématique aux aplats de couleur donne le ton du récit. Tantôt l’obscurité dessine de fantasmagoriques silhouettes comme si un tableau de Soulages engendrait des figurines dignes de Goya. Tantôt des couleurs plus chaudes et plus fraîches à la fois laissent deviner une Barcelone rayonnante. Ainsi le choix des couleurs et la dimension des images contribuent à elles seules d’une dramaturgie de la fresque.
Derrière la couleur, un graphisme primaire esquisse des personnages sans âme et sans expression, tout à la fois naïfs et tragiques comme étrangers à la tragédie qui les broie. Au début c’est à Barcelone « la guerre à distance », une émotion médiatique que nourrissent les articles géopolitiques du Journal « Le Monde », la communication de l’Armée de Libération du Kosovo pendant que l’Europe et l’Occident gesticulent leur impuissance devant les crimes de guerre et les exactions des uns et des autres jusqu’à ce que les bombes de l’ OTAN mettent hors-jeu la puissante armée serbe. Mal à l’aise avec ce « buzz » malsain, Jakupi accepte une accréditation pour un reportage sur son retour au Kosovo. Ce n’est plus la guerre qu’il raconte mais la sienne et le lecteur va découvrir avec lui un silence des armes qui donne le frisson et une paix qui n’est pas la fin de la guerre. Tout semble irréel, sa ville n’est plus qu’un décor de théâtre sans acteurs pendant que sa terre vomit les cadavres au milieu de ruines calcinées. Au calme apparent des jours succèdent les embrasements de la nuit qui ponctuent les règlements de compte pendant que des voyous pillent ce qui peut encore l’être. L’absurdité de la haine humaine dans les yeux effarés d’une petite macédonienne s’avère page 51 un moment poignant de vérité. Le récit de ceux qui ont survécu évoque des orgies de violence de sang et de feu. Ceux qui reviennent de déportation recherchent en vain ce qui a fait leur identité. Les soldats de la force multinationale s’efforcent à parler la langue du pays et cherchent un ennemi qui est partout et nulle part. Les derniers serbes présents demandent l’aide des kosovars pour fuir à leur tour. Peu à peu les rouages de l’infernal engrenage sont mis à jour et l’on commence à comprendre :
-comment, à force de discours nationalistes et de manipulations, on a fait de l’armée populaire de Tito une force d’oppression
-comment, en croyant défendre sa patrie, on servait la schizophrénie de dangereux criminels.
– comment on demande des comptes à ceux qui ont eu la malchance de se trouver du mauvais côté au mauvais moment et qui ne demandaient rien. Il n’y a pas de châtiment sans injustice !
Mais voici déjà venu le temps des « bienfaisants » et du renouveau. Les ONG essaient de ne pas se laisser dévorer par la corruption. Les profiteurs roulent sur l’or et nourrissent une jeunesse dorée. Les technocrates réalisent que l’épuration ethnique a vidé les campagnes et mis un terme à l’agriculture de village….on va pouvoir industrialiser même si dans des coins reculés persiste une société patriarcale où la femme demeure soumise…A défaut d’une impossible citoyenneté il y a une société civile qui renaît même si elle porte en elle les germes d’autres conflits qui seront, on l’espère, solubles dans la démocratie. Au moins a-t-on pris soin de dissoudre l’armée de libération pour ne pas, libéré de l’oppresseur, se mettre à la merci du libérateur.
L’ouvrage s’achève sur une chronologie des événements. Le dessin cède la place à des photos d’une société apaisée et Jakupi avoue qu’il avait besoin d’écrire pour expulser de sa mémoire un vécu qui le tourmentait sans être injuste envers tous ceux qui ont souffert dans le tourbillon de ces événements dramatiques.
Voilà un ouvrage exigeant qui vaut par sa qualité artistique et s’avère un remarquable document d’histoire.
Avis
Il n’y a pas encore d’avis.