ROMAN – Dès 14 ans **
De Clémentine BEAUVAIS
Éditions Sarbacane – 15.50 €
C’est l’histoire d’Eugène et Tatiana.
Il leur a manqué, autrefois,
La concordance des temps.
Dix ans ont passé : les voici,
par hasard, face à face
Leurs paroles, tues ou non, belles et terribles,
Cueillies dans les rêves de tous, pour tous,
Chantent à travers les âges.
Amours adolescentes perdues, vous retrouvera-t-on, riche écho à la passion adulte naissante ?
Une fois satisfaites l’émotion et la curiosité suscitées par le thème (aimer qui ne vous aime pas et inversement), Songe à la douceur, œuvre à part entière, mérite que l’on s’attarde à comprendre son originale dimension littéraire contemporaine. C. BEAUVAIS « présente » en effet une libre interprétation du roman de POUCHKINE et de l’opéra de TCHAÏKOVSKI : Eugène ONEGUINE.
L’auteur russe avait conçu un poème du renoncement ; ici les personnages -dont la filiation n’est pas reniée- se voient offrir l’espoir.
Les romantiques souffrent de tristesse (spleen, Khandra), mal irrémédiable; leurs rêveries morbides sont inconsolables. Sauver le couple qui incarne ces notions serait hors de propos, il faut au contraire l’enliser. Le texte progresse donc en trois étapes funestes.
Une brève rencontre provoque d’abord un coup de foudre (défaite du rationnel) et son corollaire, l’aveu intempestif : froide réponse, morne chagrin. Vient ensuite un duel aussi fatal qu’aberrant (dû au carcan de l’honneur), cause de séparation. Les retrouvailles finales sont vouées à l’échec puisque la morale de 1830 fait passer le devoir avant tout. L’opéra n’est pas plus réjouissant. Ses trois actes précipitent Eugène dans une descente aux enfers, la charnière centrale -mort de l’ami- symbolisant l’élimination de la parcelle de jeunesse ou de foi en la vie qui aurait pu subsister chez le héros. Les deux œuvres, verrouillées, prônent aussi que l’amour hors norme est maudit.
Dans la version plus optimiste de 2016, on souffre, certes, mais on se reprend. La psychologie soigneusement élaborée des membres du quatuor leur donne une vraie personnalité.
Tatiana devenue ici la cadette n’a que 14 ans et les rêves de son âge. Des rencontres quotidiennes, de nombreuses discussions servent de terreau à une obsession amoureuse peu fondée d’adolescente. Elle se complaît dans ses fantasmes et, nourrie de romanesque, transforme le réel.
L’adulte que l’on retrouve dans le métro est en train de réussir sa vie. Autonome, elle sait ce qu’elle veut ; la déception d’autrefois n’a pas oblitéré son avenir même si elle a laissé une porte ouverte sur la nostalgie. Olga n’est pas escamotée : l’aînée joue le rôle d’exemple repoussoir du début à la fin. Son comportement frivole puis l’amour popote permettent à sa sœur de se construire en s’opposant.
Même contraste entre les hommes. LENSKY, tout de douceur et d’humanité, écrit du slam ; il est cool, gentil, entier, sans malice et quelque peu superficiel, ce qui le rend vulnérable et le condamne aux trahisons : on n’épouse pas un mec parce qu’il est sympa ! Son élimination détériore surtout l’image d’Eugène. L’auteur est sévère à son égard : « … il avait complètement raté sa vie… gâche celle des autres.» La modification des sources littéraires noircit le simple ennui en acte gratuit cynique et cruel (drague, attitude ambigüe sur le toit lors de l’anniversaire de Tatiana). La fin ouverte lui laisse pourtant une chance de développer les qualités qu’une femme moderne attend d’un compagnon qui ne baille pas sa vie.
La nécessité d’un tempo dynamique avait conduit CILOVSKI, le librettiste du musicien, à supprimer hiver, rêve de l’ours et réflexions de l’auteur au profit d’une rencontre initiale amplifiée. (Il faut dire que 5 523 tétramètres iambiques en strophes rimées permettent bien des commentaires…) Confrontée au problème du nécessaire dépoussiérage, C. BEAUVAIS modernise son texte autrement.
Pour renforcer la tension dramatique, elle crée le suspense en falsifiant les cartes. Son livre débute par la fin sans qu’évidemment celle-ci atteigne illico le terminus. Eugène répond à l’héroïne mais on ignore ce qu’il dit au juste. LENSKY meurt … de quoi, au fait ? La nouvelle Tatiana, finement, ne dévoile ni ses projets ni ses sentiments avant les dernières pages. Voilà qui accroche efficacement un lecteur moderne dont les motivations bien connues, (200 pages ? suffit ! on tourne vite pour savoir la fin!) encouragent l’accélération. Fin du respectueux découpage en huit moments égaux.
Dans une adaptation, l’auteur a le privilège d’ajouter, ôter, modifier, c’est le jeu. Introduire l’humour et l’autodérision typiques des jeunes d’aujourd’hui est une nouveauté savoureuse. Exemple, le portrait d’Eugène, sapé bourge suivi de : « quelle élégance ! – je vais à l’enterrement de mon oncle – génial ! » Ses yeux sont bleu…russe. Tatiana, elle, porte un perfide badge « bébé à bord » sans être enceinte, va au lycée… Pouchkine et cache soigneusement l’échelle de ses collants. Le perce neige est une fleur qui casse la croûte (blanche de l’hiver). Effet enlevé, rebondissant.
Complice de celui qui l’a mise en selle, l’écrivain n’oublie pas les indigestes digressions de Pouchkine. Allégées, ses incursions relancent discrètement l’action ou fournissent des clés au lecteur (merci). C’est que désormais le dernier métro ne mène pas directement au bonheur. Eugène devra mériter celui-ci. Dans l’intrigue actualisée, le va et vient du présent au passé encadre et renforce l’analyse des états d’âme. L’opinion de l’écrivain nous est donnée de même que ses choix (page 233). «…une histoire barricadée par les grands maîtres/Je crois que… [l’]on peut changer les derniers vers »
Enfin et surtout le style « novel in verse », réponse de l’écrit à l’appel du rythme musical, séduit. Participer à la diffusion d’une langue réappropriée grise parfois la plume prolixe de C. Beauvais, mais quel feu d’artifice !
Venue des pays anglo-saxons, cette appropriation de tout l’espace de la page permet d’éclater la phrase linéaire en éléments syntaxiques disjoints, mis de ce fait en valeur. Le procédé constitue un véritable guide de lecture comme pour un acteur et introduit les pauses nécessaires à la compréhension (d’où son succès pour qui est rebuté par les textes compacts ?). En permettant matériellement de les distinguer, la typographie isole les différentes voix tout en renforçant l’effet de polyphonie dû à la superposition des discours (locuteur, auteur, pensées, réponses). Les silences du direct, les hésitations sont rendus par des blancs.
Les sentiments, par exemple toute la fin emplie de la stupéfaite douleur d’Eugène, vident la page ou la remplissent comme le calligramme des supplications-refus. Ailleurs la fulgurance du désir entame le papier comme une lame (le teeshirt soulevé). Rythmée, la profusion verbale rappelle le slam, accumulant des mots qui se bousculent pour suivre la pensée dans ses associations, jetant çà et là par provocation quelques raretés ou anglicismes (transluscence, le médical poplite). Le temps ne s’arrête que pour marcher à deux dans Paris : qui ne l’a fait ? Plus que de vers libres (notion du 20ème qualifiant une autre poésie) il s’agit d’une visualisation de l’oral, d’une écriture vocale, lyrique.
Une bande son a donc paru nécessaire : l’intention est bonne ! A 15 ans on se déplace désormais les écouteurs vissés aux oreilles, en osmose avec le texte tourmenté ou heureux de ses chansons préférées comme Olga, sereine, qui écoute Muse (je me sens bien). S’il n’est pas sûr que « le temps passe » de Sinatra (1962) plaise encore, la thématique des chansons proposées est bien adaptée : nihilisme dans « je ne vais nulle part », tentation de la fuite comme pour Tatiana avec « partir » de F. HARDY/DUTRONC (1988). Une ouverture au classique est faite avec « au bord de l’eau » de Sully Prudhomme/Fauré en parfaite adéquation avec l’hymne à l’amour final d’Eugène. L’Aria de Lensky rétablit la différence entre opéra et chanson…
Personne n’oserait prétendre que Jane Birkin possède une voix d’opéra : de la sensualité, oui ! Elle est donc le juste pendant de Fauve (limite porno) qui ne regarde pas les affiches mais qu’écoutent nos deux amoureux ; substitut d’une sexualité encore exclue de la relation. Il n’est pas sûr que ce désir retenu, voire la pulsion animale, soit absente chez Pouchkine. Que dirait Freud du rêve de l’ours prêté à Tatiana et du gros nounours de pierre alimentant les fantasmes de notre héros. On reste en revanche dubitatif devant « Eugène », ville d’Oregon, même en sachant qu’y habite le nouveau couple de la mère du chanteur…
Puisse cet excellent livre éveiller la curiosité : une traduction de Pouchkine en octosyllabes rimés est parue chez Actes Sud.
Un dossier pédagogique musical disponible sur opera-Lille.fr aidera l’écoute de la scène de la lettre apprise par cœur par tous les écoliers russes.
On y explique comment le soprano exprime tour à tour la rêverie, le doute, l’espoir.
La réponse du baryton s’y oppose avec une mélodie sans envolée soutenue par l’orchestration où les instruments différents ponctuent l’argumentation.
Tout y est dit… autrement…
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